Perturbation 11

Souvent. Il regardait par la fenêtre. Il regardait. Loin devant lui. Par la fenêtre. Le plus loin possible. Il regardait. Et son regard souvent se perdait. Ailleurs. Quelque part. Dans le lointain. Là où rien n’a d’importance. Là où le ciel est un souvenir. Un oubli. Où parfois un oiseau croisait son regard. Inutilement. Il regardait. Là-bas. Quelque chose. Une image. La forme d’une image. De plus en plus lente. Entrant dans ses yeux. Dans l’arrière de ses yeux. D’où cela regardait. En lui. Sans qu’il n’ait besoin de s’en rendre compte. De s’en soucier. Étant là sans avoir à être. Lui. Ou un autre. Juste une vague impression d’exister. Guère plus. D’avoir un corps. De pouvoir s’en servir. Théoriquement. D’avoir appris à le faire. Sans qu’il ne sût jamais pourquoi. Si bien qu’à la place seulement il regardait. Comme égaré dans le détour d’un rêve. Un rêve dont il ne serait pas le rêveur. Un rêve dans lequel il n’aurait rien à faire. Attendant. N’attendant pas. Pareil au silence d’une plante. A la minutieuse évaporation d’une goutte d’eau. A l’extinction progressive de la flamme d’une bougie. Comme si le monde soudain lui avait dérobé ce pour quoi être au monde. L’idée souhaitable d’une cause le précédant. D’un avenir lui incombant. L’événement quelconque d’une pensée. Aussi minuscule soit-elle. Il était comme une pierre posée devant un miroir. Une réflexion morte. Bien que vivant malgré tout. Continuant de respirer dans l’imperceptible mouvement de l’air au travers de ses narines. Parcouru d’intermittentes sensations étrangères. Dont ses yeux cernaient le maigre décor. L’exorbitant gaspillage d’une présence en tout point facultative. Présent de peu de valeur. Présent baigné d’impossibles intuitions. En soi dépourvues de vérité. Ou de mensonge. Manquant de leur propre manque. Et lui regardait. Las. Et par la fenêtre s’écoulait un temps habité par personne. Dans l’espace duquel semblait patienter l’absence irrévocable de toute volonté. De tout appétit. De toute fin. Quand seul un fragile bruit sourd se perpétrait. Que produisait le battement machinal d’un cœur. La pulsation du sang hors d’invisibles veines. Allant et venant le long d’un circuit d’organes dérisoires. Au bout de quoi devait se trouver un cerveau. L’hypothèse d’un cerveau. Qu’une autopsie tardive peut-être contredirait. Découvrant sous cette boîte crânienne une sorte de gouffre. Un genre de béance anatomique. Remplie d’ombres. Peuplée d’apparences trompeuses. De mots sans usage. On dirait de ce crâne qu’il n’était rien d’humain. Qu’en dépit des ressemblances il était autre chose. Une anomalie métaphysique. Un résidu de néant miraculeusement conservé sous l’aspect composite et matériel d’un corps. On se demanderait comment son propriétaire fit pour survivre si longtemps. A ne disposer clairement ni de conscience ni de moi. Mais lui sans doute s’en moquait. Il regardait. Par la fenêtre. Comme souvent il aimait le faire. Il regardait et imaginait que son regard se perdait. Que son regard se détachait de ses yeux. Qu’alors il s’envolait. Dans le ciel. Au-delà du ciel. L’abandonnant lui de l’autre côté de la fenêtre. A l’intérieur de cette pièce si familière que sa silhouette ne s’en distinguait plus. Meuble parmi les meubles. Charpente d’os soutenant un plafond illusoire. A l’endroit où la réalité pèse mystérieusement le moins lourd. Comme surgissant de la fente inexplorée d’une frêle jeune fille. Que la réminiscence de mains maladroites rappellerait au détail d’une première fois. Et le curieux parfum d’un désir de bouche tendre. De murmure incertain. De peau lisse. Où de la sueur peu à peu s’entremêlerait au hasard de caresses. Jusqu’à pénétrer le dedans d’incommunicables cuisses. Et que le souffle des gorges s’accélère. S’enhardisse. S’allitère. Qu’à force l’insolence même de ce souffle se transforme en une manière de cri. D’éclat de chair. D’abord tu. Puis de plus en plus appuyé. De plus en plus ineffable. Et qu’enfin le voile d’un mystère se lève. La secrète enveloppe d’un cœur se déchire. Dans le tressaillement inexpliqué de deux sexes. Suivant l’écho infini de ce geste. Recommencé inlassablement depuis l’origine. Ravivé au pressentiment du moindre contact bienvenu. A la moindre jonction d’un regard propice. Dans la perturbation à peine sensible d’un sourire dépourvu d’habitude. Flottant à la surface d’un visage inconnu. Libre. Heureux. Il regardait. Et regardant ne voyait rien. D’autre que le ciel. Par la fenêtre.

Perturbation 11

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